- BEAT (GÉNÉRATION)
- BEAT (GÉNÉRATION)Le 24 octobre 1969, on enterrait au cimetière catholique de Lowell, morne petite ville industrielle du Massachusetts, le corps de Jack Kerouac, mort d’une hémorragie abdominale à l’âge de quarante-sept ans. Depuis quelque temps, il n’était plus que l’ombre de lui-même, revenu, auprès de sa «Mémère», à un vieux fonds de populisme pieux, ressassant ses rancœurs, sourd à la musique de Woodstock où, cet été-là (août 1969), une nouvelle génération américaine avait tenu son festival, le «premier congrès eucharistique de la religion du rock» (Bruce Cook). Il aurait pu cependant y reconnaître, comme le fit Allen Ginsberg, la moisson de ce que lui et ses amis avaient semé, mais il avait passé la main; un chapitre était définitivement clos et loin l’époque où, avec sa belle et sombre gueule de bûcheron, de débardeur, sa chemise à carreaux, ses bourlingues d’une côte à l’autre, «Kerouac le vagabond», lampant sa gnole à même le goulot et scandant ses blues à l’escale de la grand-route, avait été la star numéro un du mouvement beat qu’une Amérique un peu effarouchée avait vu soudain exploser en 1955-1957. Sa chronique picaresque et sentimentale Sur la route (On the Road, 1957), récit des folles embardées à travers le continent américain des «enfants de la nuit bop», est néanmoins restée, avec Howl , la rhapsodie hallucinée de Ginsberg (1955), le document classique de la génération beat , ce grand happening littéraire des années cinquante, l’électrochoc qui tira de sa torpeur l’Amérique d’Eisenhower, la secousse qui, partie d’un clan de copains emportés par le tourbillon d’un narcissisme extatique, finit de proche en proche par transformer le paysage culturel, voire politique de l’Amérique et laissa, sinon de grandes œuvres, du moins un profond sillage.PréhistoireLe noyau originel de ce qui allait devenir, l’orchestration publicitaire aidant, la beat generation , naquit de la rencontre à New York, en 1943-1944, d’un trio improbable: Kerouac, Ginsberg et Burroughs. William Burroughs (né en 1914) avait déjà trente ans; après des études d’anthropologie à Harvard, il vivait de petits métiers et jouait au chat et à la souris avec la brigade des stupéfiants. Burroughs restera toujours proche de ses amis beat , mais on peut penser que, sans la beat generation, il aurait tout de même écrit, avec un glacial humour d’arnaqueur pince-sans-rire, à mi-chemin entre W. C. Fields et Jonathan Swift, les textes où (depuis Junkie , 1953, et The Naked Lunch , 1959) il débusque les pièges, linguistiques et autres, par où le système social nous traque. Jack Kerouac, né en 1922 à Lowell, d’une famille franco-canadienne, avait joué au football américain, navigué dans la marine marchande; il rêvait d’être un nouveau Jack London, un second Thomas Wolfe. Quant à Allen Ginsberg (1926-1997, né à Paterson (New Jersey), où son père, poète lui-même, était instituteur, il n’était encore qu’un tout jeune étudiant à l’université Columbia où ses frasques faisaient scandale.Le trio fréquente le monde des paumés et des drogués de Times Square, se frotte à la petite pègre des «rues sans joie», découvre aussi l’envers nocturne de la grande ville, le jazz de Harlem comme «l’aube blafarde des clochards à la dérive». John Clellon Holmes (né en 1930) a évoqué le climat de ces années dans Go (1952), le premier roman beat. Depuis le XIXe siècle, le mot beat désignait le vagabond du rail voyageant clandestinement à bord des wagons de marchandises, dormant la nuit dans les «jungles» en contrebas des remblais. Passé dans le lexique des jazzmen noirs (Man, I’m beat ) auxquels les beats l’empruntèrent comme le reste de leur argot (hip , dig , jive ), il en vint à signifier une démarche, une manière de traverser la vie: être beat, c’était être en bout de course, à bout de souffle, exténué, «foutu» – l’impression «d’être réduit au tréfonds de la conscience, d’être acculé au mur de soi-même» (Holmes) et de survivre, furtivement, dans les marges clandestines du monde urbain. Cette sensibilité de marginal, déjà esquissée par les films noirs où jouait Bogart, voire dès 1931 par Peter Lorre et sa manière, souvent imitée, de frôler les murs dans M le Maudit de Fritz Lang, Kerouac y vit le style propre à toute une génération; il inventa le label: il y avait eu la «génération perdue», celle-ci était la génération «foutue» qui, parvenue au bout de la route, continuait «furtivement» à marcher. Norman Mailer (né en 1926 et compagnon de route des beats) devait en 1957 faire une brillante analyse de ce «style» dans son essai The White Negro .L’appel du continentL’automne de 1946 débarque à New York, en provenance du Colorado, le légendaire Neal Cassady, le gosse de la route né en 1926 à Salt Lake City de parents migrants d’Oklahoma. Il sort de prison, est affamé d’expériences «sur le vif» et «sans entraves». L’énergie «sauvage» de ce voyou survolté, de cet «ange en salopette», fascine Kerouac et Ginsberg: «C’était l’Ouest, le vent de l’Ouest, une ode venue des Plaines», soufflant dans leur vie jusqu’ici confinée. Cassady fonce, se défonce, et, à sa suite, Kerouac et Ginsberg commencent leurs équipées sauvages à travers le continent: les «cloches» de New York deviennent les «clochedingues» qui se font la belle, cap à l’ouest, et sillonnent le pays. Cassady continuera d’ailleurs jusqu’à la fin cette course effrénée: on le retrouvera au volant du bus bariolé des Merry Pranksters de Ken Kesey (né en 1935) lors de leur voyage transcontinental de l’été 1963; en février 1968, il est trouvé inconscient près d’une voie ferrée au Mexique et il meurt d’une surdose de drogue. À Ginsberg, il aura enseigné, tabous levés, la découverte de son propre corps; à Kerouac, le sens du paysage américain comme un grand livre ouvert. Il y a dans Sur la route du «lyrisme mignard» (Ginsberg), mais aussi un certain charme élégiaque, une mélancolie, comme un mal du siècle né du vertige des grands espaces. «Quel est ce sentiment qui vous étreint quand vous quittez des gens en bagnole et que vous les voyez se rapetisser dans la plaine jusqu’à finalement disparaître? C’est le monde trop vaste qui nous écrase et c’est l’adieu. Pourtant, nous allons tête baissée au-devant d’une nouvelle et folle aventure sous le ciel.» La beat generation participe ici d’un mouvement général de retrouvailles avec, ou de repli sur, l’Amérique qui tranche sur l’époque des expatriés et est caractéristique des années 1948-1952.Neal Cassady, ce cow-boy de la frontière, remplaçant, dans un espace recroquevillé, la lente transhumance par la nervosité des raids à fond de train, fut pour Kerouac un lien romanesque avec l’Amérique des migrants d’autrefois. La beat generation renoua ainsi avec la tradition du hobo de Josiah Flynt (1901), de Jack London (The Road , 1907) ou de Vachel Lindsay, et se joua un remake de la migration des pauvres Blancs des Raisins de la colère , sans le mordant politique. Chaque beat donna sa propre variation du vagabond. Le monde de Kerouac est celui d’un lecteur de Spengler attendant, dans le crépuscule de l’Occident, le salut d’un renouveau de la religiosité chez les oubliés de la terre, les «fellahs», ce qui n’est pas sans harmoniques avec le climat politique des années McCarthy. Puis l’influence de Gary Snyder viendra infléchir le vagabond vers le «clodo du dharma», le moine bouddhiste itinérant, le vagabond sous son ombrelle trouée: beat renverra alors à la béatitude, à la disponibilité qui ouvre à une nouvelle perception du monde.Une prosodie bop«Je veux qu’on me considère comme un poète de jazz qui joue des blues à une jam-session le dimanche après-midi. Je prends 242 chorus, mes idées varient, glissent parfois d’un chorus à l’autre, débordent l’un sur l’autre» (Kerouac, Mexico Blues , 1959). Pour Ginsberg, Kerouac a essayé de «jazzer» la langue américaine. Il avait un côté clochard de la Bowery improvisant sous le portail d’un immeuble. Dans les années quarante, il avait entendu, au Milton Playhouse de Harlem, Monk, Parker et Gillespie. Plus tard, il enregistra des haïkaï, accompagné par Zoot Sims et Al Cohn: «La semelle de mes godasses est trempée, j’ai marché sous la pluie.» Dans une Amérique de l’après-guerre, où l’influence du New Criticism avait sclérosé l’inspiration poétique et l’avait cantonnée dans une sorte de préciosité frileuse, le grand apport beat fut de refaire de la poésie un art vocal. Il s’agissait désormais moins de lécher d’elliptiques distiques ironiques que de retrouver le beat, le tempo profond d’un solo de saxo montant crescendo jusqu’à la béatitude de son dénouement, sans se soucier des entraves de la grammaire ni des formes. D’où l’expérimentation de toute une série de techniques d’écriture spontanée, impromptue, sans révisions ni ratures, et le sens du texte rapide et qui s’efface qui restera la marque de tous ceux qui de près ou de loin (par exemple Richard Brautigan, né en 1935) ont subi l’influence beat.Cette prosodie bop aura surtout fait renouer l’écriture poétique avec le corps, et le souffle, comme le démontra magistralement Allen Ginsberg le soir d’octobre 1955 à San Francisco où il déclama son «hurlement» (Howl ), rythmant de son corps les versets de sa longue litanie suraiguë tandis que le public scandait comme dans une jam-session les laisses rythmées par le retour lancinant de la note profonde d’un Who (qui) où le poète reprenait respiration pour relancer le chant comme une ritournelle de saxo «qui fit trembler les villes jusqu’à leur dernière radio». L’influence d’Artaud et de Rimbaud, le souvenir des illuminations de William Blake, la drogue, tout contribua au «long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens» qui, libérant la parole prophétique de ce nabi fou d’Amérique, lui faisait retrouver, ce dont il était parfaitement conscient, les sources vives de la tradition américaine, le souffle de Whitman, de Lindsay, de Sandburg. Cet aspect de la révolution beat, qui trouvait des échos dans l’Action Painting des années 1947-1950 ou la théorie du «vers projectif» de Charles Olson (1950), fut important entre tous, contribuant aussi à sortir de l’ombre des poètes comme William Carlos Williams ou Louis Zukofsky, dont on n’avait pas jusqu’alors perçu l’importance.La mouvance beatLa soirée d’octobre 1955 à San Francisco où Ginsberg lut Howl , la publication en octobre 1956 de ce texte par City Lights et le procès pour obscénité qui s’ensuivit firent éclater le mouvement beat dans le grand public américain. En septembre 1957, On the Road , écrit entre 1949 et 1952, trouva enfin un éditeur. En novembre 1959, la «rébellion» beat eut les honneurs de Life , le magazine illustré des familles. Un journaliste forgea le terme beatnik qui servit rapidement à désigner, comme on l’aurait appelée «zazoue» ou «existentialiste», la bohème des quartiers de Venice West, à Los Angeles, de Greenwich Village, à New York, ou de North Beach, à San Francisco. Du jour au lendemain, l’Amérique fut pleine de beatniks, c’est-à-dire, dans l’image que s’en faisait la grande presse, d’adolescents déguisés en clochards crasseux, cheveux longs et nu-pieds, trouvant des extases mystiques au fond de piaules grouillantes de cancrelats. Ce phénomène social des «rebelles sans cause» n’était pas toujours sans rapport avec le mouvement beat (par exemple, dans son culte de héros à la vie brève et violente comme Dylan Thomas, Charlie Parker, James Dean), mais il en travestissait gravement l’impulsion profonde, de sorte que tous les écrivains qui se sont trouvés un jour ou l’autre placés dans l’orbite de la beat generation se sont acharnés à se démarquer de ce label finalement «insultant» (Ginsberg): chacun a en effet sa personnalité propre et son propre cheminement que le terme beat brouille plus qu’il ne l’éclaire. Citons-les cependant, en vrac pour ainsi dire; ils ont en commun de s’être connus, d’apparaître bras dessus, bras dessous sur les innombrables photographies que la beat generation n’a cessé de prendre d’elle-même; mais tous pourraient dire, comme Gregory Corso, «la beat generation, ça n’existe pas».Lawrence Ferlinghetti, dont la librairie City Lights fut à San Francisco le quartier général beat, est né à Yonkers, New York, «en 1919 ou 1920»; après un doctorat à la Sorbonne (1951), il a inauguré sa série des Pocket Poets en 1955; il a traduit en anglais Paroles de Prévert et publié en 1960 un roman, Her , proche du Nadja de Breton ou du Nightwood de Djuna Barnes. Philip Whalen est né en 1923 à Portland, dans l’Oregon: guetteur d’incendie, poète zen. Bob Kaufman est né en 1925 à La Nouvelle-Orléans: à treize ans, il est mousse dans la marine marchande et fait, en quinze ans, neuf fois le tour du monde. Philip Lamantia: né en 1927 à San Francisco, il découvre le surréalisme en peinture; Breton dira de lui qu’il est le seul surréaliste américain. Gregory Corso: né en 1930 à New York, une enfance ballottée de famille adoptive en famille adoptive, puis la prison, puis la rencontre avec Ginsberg. Gary Snyder: né en 1930 à San Francisco, il participa en 1955 à l’historique soirée avant de partir pour le Japon. Michael McClure, né en 1932 au Kansas, était le plus jeune poète de cette soirée: à son intérêt pour la «composition par champ» et la calligraphie s’ajouta plus tard l’obsession du face-à-face entre Billy le Kid («le Jacob Boehme de l’assassinat») et Jean Harlow, «le yin et le yang» (The Beard , 1965). Dès qu’on s’éloigne du «noyau originel» (et new-yorkais), la mouvance beat se fait vaste et plus floue.Un autre regardOrchestré par le maestro Ginsberg, l’explosion beat fut un grand coup de cymbales: on découvrit San Francisco. Le retentissement, toutefois, n’aurait pas été si grand ni si durable s’il n’y avait pas déjà eu sur la côte ouest toute une activité culturelle que peuvent résumer rapidement les deux noms de Kenneth Rexroth et de Robert Duncan. Kenneth Rexroth (né en 1903) était arrivé en 1927 du Middle West à San Francisco: dans cette ville, dit-il, la seule qui, colonisée par des marins et des aventuriers, n’ait pas subi l’emprise des puritains de Nouvelle-Angleterre ni des féodaux du Sud, se perpétuait la vieille tradition anarcho-syndicaliste des Wobblies (I.W.W.) du début du siècle. Alors que l’Est, sous l’influence conjuguée des marxistes de Partisan Review et des agrariens de Kenyon Review , se fermait, toujours selon Rexroth, dans un repli provincial, San Francisco, ville ouverte, avait gardé le contact avec le mouvement moderniste de l’entre-deux-guerres (Pound, Eliot, Williams, Moore). Robert Duncan (né en 1919) illustre par son trajet cette même continuité pour avoir travaillé avec Charles Olson et Robert Creeley au Black Mountain College, ce «Bauhaus de Caroline du Nord» (S. Fauchereau), dont l’influence à long terme fut immense sur la culture américaine. C’est par ce qu’elle capta de cette double tradition, radicale et moderniste, que la beat generation eut le plus d’impact. Nul n’illustre mieux ce retour aux sources oubliées que Ginsberg. Échappant à la beat generation, il a transformé son sens dadaïste du happening en une stratégie politique. Chantant des mantras devant les baïonnettes, opposant à la paranoïa du Pentagone le satori de la «nouvelle conscience», il est devenu une institution américaine, un prophète fils de Whitman à qui il finit même par ressembler. Mais le gourou de la jeunesse internationale, que les étudiants de Prague sacrèrent en 1965 «roi de Mai», ouvre ici un nouveau chapitre, tout comme le fait Gary Snyder. Si Allen Ginsberg fut le Walt Whitman de la beat generation, Gary Snyder fut son Thoreau. Élevé dans la forêt au nord de Seattle, il recueille l’héritage wobbly que Bob Dylan (né en 1941) ira chercher auprès de Woody Guthrie. La double expérience des réserves indiennes d’Amérique et des monastères zen du Japon l’amène à percevoir, sous les États-Unis, la conquête puritaine et industrielle, le continent perdu des Indiens, «l’Amérique, île Tortue». Earth House Hold , publié en 1969, décrit cette nouvelle perception des rapports de l’homme et du continent. C’est encore la beat generation, et déjà autre chose où se retrouve le legs de l’ancêtre William Carlos Williams, médecin à Paterson où Ginsberg était allé le voir, et auteur de ce traité beat avant la lettre, In the American Grain (1933), où il esquissait cette autre version de l’Amérique que la beat generation aura beaucoup fait pour mettre au jour.
Encyclopédie Universelle. 2012.